mardi 22 septembre 2009

En quelle langue la Bibliothèque de Babel est-elle écrite ? (extrait des Carnets de Babel)


[Entendu qu'on ne pourrait engendrer une écriture qui ne fasse déjà corps avec la grande Bibliothèque, le présent article inaugure une série de courts textes détaillant ou commentant librement tel ou tel aspect de la nouvelle de Borges, ou des concepts qui la traversent. Je souhaiterais titrer ces extraits « Carnets de Babel », par affection pour ceux de da Vinci, et sans doute également pour leurs homologues valéryens (les 29 tomes et quelque 27 000 pages des Cahiers). C.R.S.]

Un critère étonne dans la nouvelle de Borges : l'emploi d'un alphabet de 22 lettres pour meubler les milliards de pages de la Bibliothèque. Vingt-deux et non vingt-six, nombre auquel se sont rangées bon nombre de langues indo-européennes quant à leur alphabet, comme le français, l'anglais, l'allemand, le néerlandais ou le portugais. Mais citons d'abord le texte de Borges où cette limite est stipulée, pour mieux nous rappeler les termes de l'opération :

Ces exemples permirent à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. Ce penseur observa que tous les livres, quelque divers qu'ils soient, comportent des éléments égaux : l'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet.

L'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet. Cela fait bien 25, vingt-cinq caractères typographiques admis dans toute la Bibliothèque de Babel, indépendamment de toute considération signifiante ou sémantique, voire même phonétique. Ce chiffre (est-il arbitraire ?) devient important dans tous ses développements subséquents, dont le plus manifeste et le plus impressionnant est sans doute l'établissement du « nombre de Babel », 25 à la puissance 1 312 000 (ou un peu plus de 10 à la puissance 1 834 097), soit le nombre exact de livres distincts dans toute la Bibliothèque — et il est entendu qu'il n'en existe pas deux identiques. Or, il s'agit là de développements et de calculs effectués par nous, ou par un hypothétique Bibliothécaire-Architecte (!), de façon a posteriori, c'est-à-dire une fois la quantité spéciale « 25 » trouvée et arrêtée, comme en manière de décret, d'axiome, de postulat. Comment et pourquoi Borges arrive-t-il à ce chiffre, et que peut en être la signifiance ? ou, mieux, l'origine ? Aucune réponse définitive ne nous semble permise, bien que plusieurs demi-solutions puissent être proposées. C'est ce qu'on tentera de faire ici en quelques paragraphes, suivant des intuitions personnelles.

La formule de Borges (« l'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet ») a quelque chose de bien lapidaire pour un locuteur/lecteur francophone, anglophone, lusophone ou germanophone, qui emploie normalement un alphabet de 26 lettres inspiré du latin et appris par cœur depuis la plus tendre enfance : ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ. Chez le lecteur hispanophone, lisant la nouvelle dans sa version originale — le chanceux ! —, un alphabet restreint à 22 lettres doit procurer le même étonnement. En effet, l'alphabet espagnol comptait jusqu'à tout récemment 29 (!) lettres sonnantes et trébuchantes : les mêmes éléments que le nôtre, augmenté de deux digrammes (ll et ch, dits « elle » ou « doble ele » et « che ») et d'une lettre surnuméraire coiffée d'un diacritique appelé « tilde » ou « virgulilla » (ñ, dit « » ou « n tildé »). Depuis une réglementation de 1994 par la Real Academia Española de Madrid (plus ou moins l'équivalent de l'Académie française pour les pays hispanophones en terme de norme linguistique), l'alphabet officiel espagnol a été ramené à 27 lettres, soit les 26 lettres latines habituelles, plus le fameux eñe. Le lecteur arabe n'a guère plus de chance : son alphabet fait 28 lettres — bien différentes des lettres latines, il est vrai. Le grec moderne ? 24 lettres. Le russe ? 33 lettres (après 1918). L'espéranto ? 28 lettres... Il semble que quel que soit l'alphabet que l'on consulte, à une époque ou une autre de son développement historique, il nous apparaisse toujours trop généreux de ses lettres, et difficilement recevable aux critères rédactionnels sévères de Borges, aux postulats combinatoires plus sévères encore de la Bibliothèque.

Faut-il comprendre de cet alphabet borgésien aussi cryptique que laconique qu'il n'est qu'une version phonétique simplifiée de la nomenclature habituelle ? et que pour arriver à sa limite de 22 lettres il n'aurait fait que retrancher à l'alphabet latin moderne les quelques éléments (quatre, très exactement, mais lesquels ?) qu'il jugerait superflus ou inessentiels ? La chose est possible et se laisse rapidement entrevoir : la quasi-totalité des alphabets de langues vivantes employés sur la Terre ne constituent pas des collections strictement logiques et économiques. Si les alphabets étaient des nomenclatures purement rationnelles et opératoires, on n'y retrouverait pas de si nombreux doublets et, qui plus est, de si nombreuses omissions ! Grand désordre phonétique, demi-victoire d'une normalisation a postériorique, notre alphabet français, par exemple, accumule les lettres dont les traductions sonores se dédoublent et se redoublent : les lettres k, q et c (placé avant a, o, u) font toutes le son [k], les lettres s et c font plus d'une fois sur deux [s], les lettres s et z en d'autres occasions font [z], les lettres j et g devant certaines voyelles font toutes deux [ʒ] (comme dans « jouet » ou « girafe »), ce à quoi il faut ajouter la confusion phonétique fréquente entre différentes accentuations, par exemple è et ê produisant toutes deux le son [ɛ]. Le phénomène « inverse » est également vrai : notre alphabet français, lui comme les autres, ne fournit pas une lettre individuelle pour chaque son présent dans notre langue. De très nombreux sons uniques nécessitent l'emploi de deux, voire de trois lettres différentes : les sons [ʃ] (ch), [ɲ] (gn), [u] (ou) ou [ø] (eu dans « feu »). Il n'empêche pas la multiplication des formations possibles pour un seul son, tels o, au, eau, eault faisant toutes [o]. Il ne rend pas compte non plus du nombre plausible de voyelles en français, seize !, et du nombre plausible de consonnes, dix-neuf (ces chiffres varient un peu suivant les auteurs et leurs classifications), auxquelles l'alphabet phonétique ajoute trois « semi-voyelles ou semi-consonnes » ([j] dans « yeux », « lieu », [ɥ] dans « huile », « lui », [w] dans « oui », « Louis »). Enfin, il n'excepte pas certaines bizarreries, comme le x, alternativement [ks] (« taxi »), [gz] (« examen »), [s] (« soixante ») et [z] (« dixième »)... Quel fatras ! Quelle mésentente de fond entre phonétique et systématique, entre historicité et exhaustivité ! Le constat est clair : les alphabets de langues vivantes sont des entités historiques et culturelles, susceptibles de multiples évolutions... et de nombreuses incohérences — sur le plan strictement rationnel du moins.

Les alphabets n'étant plus reconnus comme des structures logiques mais comme des agrégats historiquement et culturellement normalisés — il est du reste probable que leur évolution se poursuive —, il nous est sans doute permis de considérer d'éventuelles censures qui ramèneraient notre alphabet babélien au chiffre de 22 lettres, suivant notre projet de départ. Dans une perspective francophone, par exemple, nous pourrions choisir, partialement bien sûr, d'éliminer quatre des lettres suivantes, inessentielles d'un point de vue strictement phonétique : le q, le k, tous deux remplacés par un c à valeur de [k], le y, remplacé par i ou encore ll, le x, le w, et sans doute aussi le h, peu prononcé en français, même lorsqu'il est aspiré. On voit dès lors que la chose est possible : de 26 nous voici à 22 lettres, alphabet « babélien », peut-être pas l'authentique, mais le réglementaire. Le jeu de la réduction est sans doute possible dans plusieurs autres langues. Il est probable que certaines éprouvent du mal à poursuivre la cure amaigrissante jusqu'à 22 kilos... lettres, pardon. Mais en jouant le jeu des digrammes ou trigrammes (plus d'une lettre faisant un son unique), ou encore en modifiant un peu les conventions phonétiques (doubles ou triples rôles accordés à une seule lettre, selon sa proximité avec d'autres lettres...), tout système alphabétique se laisse passablement modeler et altérer. En d'autres mots : tout alphabet abrite en ses règles mêmes la possibilité de lectures différentes. Dans le contexte de la Bibliothèque de Babel, nous pouvons choisir de mettre à profit ses possibilités — une propension permise par le simple fait que tout n'est pas dit dans le texte, et que sans un peu d'imagination c'est toute compréhension qui pourrait nous être refusée.

Appelons cette première interprétation ou première « stratégie » de lecture du texte de Borges la stratégie « soustractive » ou « réductrice » — à condition d'entendre ces qualificatifs au sens propre. De toute évidence, elle est fonctionnelle : sélectionnez (ou inventez) un alphabet quelconque, puis réduisez/augmentez le nombre de ses symboles phonétiques à 22. C'est en quelque sorte le mécanisme réel de la constitution de nos alphabets, mais à l'envers. Cette option est peut-être, après tout, celle en qui Borges avait placé toute sa confiance dès le départ. Le temps est venu de citer un passage important du texte préfigurateur « La Bibliothèque totale », publié deux ans avant « La Bibliothèque de Babel » en 1939 dans la revue argentine SUR, passage qui semblera fournir quelques réponses tardives à notre question et que l'on regrettera peut-être de n'avoir pas lu plus tôt.

Lasswitz's basic idea is the same as Carroll's, but the elements of his game are the universal orthographic symbols, not the words of a language. The number of such elements—letters, spaces, brackets, suspension marks, numbers—is reduced and can be reduced even further. The alphabet could relinquish the q (which is completely superfluous), the x (which is an abreviation), and all the capital letters. It could eliminate the algorithms in the decimal system of numeration or reduce them to two, as in Leibniz's binary notion. It could limit punctuation to the comma and the period. There would be no accents, as in Latin. By means of similar simplifications, Lasswitz arrives at twenty-five symbols (twenty-two letters, the space, the period, the comma), whose recombinations and repetitions encompass everything possible to express in all languages. The totality of such variations would form a Total Library of astronomical size. Lasswitz urges mankind to construct that inhuman library, which chance would organize and which would eliminate intelligence.

(Source : J.L. Borges, « The Total Library », 1939, in Selected Non-Fictions, trad. Eliot Weinberger)

C'est bien sûr le modèle « soustractif » ou « réducteur » qui est ici promu. Borges l'associe à la plume d'un certain « Lasswitz » dont il convient de parler quelque peu. Kurd Laßwitz (attention à la graphie correcte : Laßwitz, avec le « Eszett » allemand), né en 1848 et mort en 1910 en Allemagne, est un mathématicien et physicien de formation, auteur d'ouvrages de physique et de critique kantienne, mais dont le travail « parascolaire » d'écrivain est souvent considéré comme l'origine des premiers textes germanophones de science-fiction. Il existe d'ailleurs un « Kurd-Laßwitz-Preis » depuis 1981, qui récompense des auteurs de science-fiction d'expression allemande. Une des nouvelles les plus connues de Laßwitz (mais dont je ne crois pas qu'elle ait été traduite en français...) s'intitule « Die Universalbibliothek » (« La Bibliothèque universelle ») et représente une source majeure du texte borgésien... ainsi que du concept de « bibliothèque totale » lui-même. La nouvelle imagine un dialogue entre un certain Professeur Wallhausen et son acolyte (sorte de docteur Watson) l'éditeur Max Burkel, où le premier expose à l'autre le principe et les possibilités premières d'une « bibliothèque universelle » — mathématiquement quantifiable, du reste, comme l'est la nôtre. Voici un extrait en anglais de la nouvelle, où l'on retrouvera de claires similitudes, une intertextualité flagrante avec le texte de Borges.

"You say that everything will be in the library? The complete works of Goethe? The Bible? The works of all the classical philosophers?" [Professor Wallhausen's companion, the magazine editor Max Burkel, asked.] "Yes, and with all the variations in wording nobody has thought up yet. You'll find the lost works of Tacitus and their translations into all living and dead languages. Furthermore, all of my and my friend Burkel's future works, all forgotten and still undelivered speeches in all parliaments, the official version of the Universal Declaration of Peace, the history of all the subsequent wars..."

"I'm going to subscribe right now," Burkel exclaimed. "This will furnish me with all the future volumes of my magazine; I won't have to read manuscripts any more!" [Professor Wallhausen decided to calculate how many volumes (a large but finite number) the universal library would have to contain.] "'Will you — ' he turned to his daughter — 'hand me a sheet of paper and a pencil from my desk?'" Max Burkel added, "Bring the logarithm table too." [After a few minutes Wallhausen had the result, and wrote it down: 10^2,000,000.]
"You make your life easy," remarked Mrs. Wallhausen. "Why don't you write it down in the normal manner?"
"Not me. This would take me at least two weeks, without time out for food and sleep. If you printed that figure, it would be a little over two miles long."
"What is the name of that figure?" the daughter wanted to know.
"It has no name," Wallhausen replied.

(Source électronique : George Dyson, « The Universal Library », http://www.edge.org/3rd_culture/dyson2.05/dyson2.05_index.html [30 novembre 2005] ; il s'agit d'un rendu du texte allemand, la traduction n'est pas fidèle. Mieux vaut consulter l'original allemand, si possible, sur Projekt Gutenberg-DE : http://gutenberg.spiegel.de/?id=5&xid=1560&kapitel=1#gb_found, ou encore la traduction anglaise partiellement disponible sur Google Books : http://books.google.ca/books?id=UK8UJLpA3SgC&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_navlinks_s#v=onepage&q=&f=false, p. 237-243, p. 238 et 239 manquantes. Cette numérisation provient d'une anthologie de Clifton Fadiman intitulée Fantasia Mathematica: Being a set of stories together with a group of oddments and diversions, all drawn from the universe of mathematics, Springer, 1997, disponible sur Amazon.ca : http://www.amazon.ca/Fantasia-Mathematica-Clifton-Fadiman/dp/0387949313/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1253806775&sr=1-1. Toutes mes excuses pour cette longue précision bibliographi[li]que...)


La généalogie entre le texte de Laßwitz et celui de Borges est évidente, et fait l'objet d'une confession en bonne et due forme dans cet autre texte de Borges, « La Bibliothèque totale ». On y retrouve la même idée selon laquelle avec un nombre restreint de caractères (25 chez Borges, 100 chez Laßwitz) il serait mathématiquement, mais non physiquement !, possible d'engendrer toute la littérature potentielle, tous les sens imaginables et exprimables par langage typographique. Y est exprimé le même désir fou de retrouver dans cette bibliothèque aux dimensions transcosmiques les classiques perdus ou non réalisés, passés et futurs : la Bible, la série des Œuvres complètes, les parchemins perdus, les grandes œuvres à venir, les petites aussi... Même la dernière phrase de la nouvelle de Laßwitz fait l'objet d'un emprunt flagrant dans celle de Borges. Voyez plutôt :


Professeur Wallhausen : « "All right. I'll write it down for you. But I'm telling you right now that your readers will conclude that this is an excerpt from one of the superflous volumes of the Universal Library." » / Bibliothécaire-narrateur dans le récit borgésien : « Parler, c'est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que j'écris existe déjà dans l'un des trente volumes des cinq étagères de l'un des innombrables hexagones — et sa réfutation aussi. »


Ce que cette dernière idée exprime, c'est l'essentielle « autoréflexivité », ou encore « métatextualité », de toute entreprise textuelle babélienne. « Parler, c'est tomber dans la tautologie », c'est-à-dire que notre propre créativité textuelle, langagière, signifiante sera toujours annulée, absorbée (négativement) et comprise, permise (positivement) par la Créativité générale de la Bibliohèque, qui est une totalité autogérée. Il ne s'agit donc plus de créer le sens, mais de le (de se) citer. Cette conclusion comprend à la fois un versant positif et négatif, celui d'une intertextualité joueuseQuand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. Tous les hommes se sentirent maîtres d'un trésor intact et secret. ») et celui d'un plagiat éternelLa certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes... »). La Bibliothèque est à la fois fermée et ouverte, elle permet autant qu'elle contraint. C'est là la tragi-comédie de ceux qui y vivent (Nous).

Le scénario que nous avons qualifié de « soustractif » ou de « réducteur » en réponse à la question de l'identité alphabétique de Babel apparaît sans doute comme le plus plausible à la lumière des explicitations laßwitziennes et borgésiennes. En existe-t-il un autre ? Je crois que oui, et c'est en fait tout ce à quoi le présent article souhaitait venir ! Ne suffirait-il pas de trouver un alphabet véritable constitué de 22 lettres, pas une de plus et pas une de moins, pour émettre l'hypothèse que la Bibliothèque babélienne puisse l'employer pour ses trilliards de publications ? Cet alphabet existe-t-il dans l'histoire humaine, sans que l'on soit obligé d'y trouver des retranchements ou des additions néologiques, néo« grammatiques » ? Bien sûr ! et il n'est pas besoin d'aller le chercher bien loin : l'alphabet hébreu, un des plus anciens, comprend exactement 22 lettres, et des plus typographiquement jolies :

ג ד ה ו ז ח ט י כ ל מ נ ס ע פ צ ק ר ש ת ב א

Ce sont 22 consonnes, les voyelles hébraïques étant aujourd'hui indiquées par des signes diacritiques (on ne s'en servait pas à l'origine : l'usage assurait l'emploi). La fascination de Borges pour l'hébreu, son alphabet, son antique culture et littérature était telle que j'estime tout à fait fondé de prétendre que

les milliards de livres que contient la Bibliothèque de Babel sont écrits en hébreu

— du moins en lettres hébraïques, ponctuées ici et là de points, de virgules et d'espaces. Je dis qu'il n'est pas trop hardi de croire qu'une page de la grande Bibliothèque puisse se présenter à peu près ainsi :

ברווזן או פלטיפוס בלעז שם מדעי הוא ייחודי בעל ומטיל המשתייך למשפחת הברווזניים שהוא המין והסוג היחידי בו. הברווזן הוא בין ה המיוחדים בעולם הוא שייך לסדרת שכיום רק הוא ו נמנים בה. בני משפחה אלה מטילים ביצים במקום להמליט גורים, וטמפרטורת הגוף שלהם נמוכה בהרבה משאר היונקים. הברווזן חי ב וסביבתה בלבד. הברווזן נתגלה לראשונה בשנת על ידי מספר ששהו באוסטרליה. המושל השני של, קפטן, שלח ל חתיכת עור של ברווזן ורישום בדמותו. בתחילה המדענים הבריטיים היו בטוחים כי מדובר במתיחה. כך למשל, אנגלי, פרסם את התיאור הראשון של בעל החיים הייחודי בכתב העת בשנת, ובו טען כי קשה שלא להטיל ספק באמינות הגילוי. גם האמין כי ייתכן ומדובר ב שהוכן בידי מספר. גופו של הברווזן נראה כגופה של חיה דמוית שנתפר לה מקור של. שאו אף ניסה לבדוק השערה זו, ובעזרת מספרים ניסה למצוא תפרים בגוף הברווזן. שמו האנגלי של הברווזן, נגזר מן המילים ה בתעתיק פלאטיס, כלומר רחב ושטוח בתעתיק פוס, כלומר כףרגל, ויחד כף רגל שטוחה. שאו בחר בשם להיות השם המדעי החדש של בעל החיים שהתגלה זה עתה, אך במהירה התברר כי שם הסוג כבר תפוס על ידי סוג של. הרופא ה קיבל ברווזן מהחוקר הטבע ההאנגלי. בלומנבאך העניק לו את השם המדעי. עם זאת, כללי הנומנקלטורה הזואולוגית מעניקים עדיפות לקדימות כרונולוגית הפעם של שאו, ולכן מאוחר יותר שמו המדעי של המין נקבע להיות. שם הסוג נגזר מן המילה היוונית בתעתיק אורניתורינקוס, כלומר מקור ציפור, והשם הספציפי של המין משמעו ב דמויברווז. גופו של מן

Et cætera. Si nos réflexes lectoriels francophones, anglophones ou hispanophones sont probablement désarmés par cette nouvelle graphie, nouveau lexique grammatique, nouveau sens de lecture (de droite à gauche, comme pour l'arabe), bref nouvel aspect de la nouvelle de Borges, cette dernière ne perd avec sa translation vers l'hébreu aucune de ses facultés précédentes : son omnitraductibilité (la Bible ou les Essais de Montaigne ne souffrent pas à être transcrites en caractères hébraïques...), sa constance (on retrouve toujours dans le moindre volume 80 caractères par ligne pour 40 lignes par page pour 410 pages par livre...), son autoréflexivité (la nouvelle elle-même de Borges peut fort bien apparaître « en hébreu » dans l'original présumé) et ainsi de suite.

La Bibliothèque de Babel en hébreu, POURQUOI PAS ? ! À preuve, je rappelle finalement quelques passages de l'écriture de Borges pour nous convaincre de l'« hébraïcophilie » de l'auteur, et de la possibilité d'un imaginaire spécifiquement hébraïque, alpha – bétique (α - β)... aleph – bethique (א - ת) de la Bibliothèque.

Dans la nouvelle « L'Aleph » du recueil du même nom :

Je veux ajouter deux remarques : l'une, sur la nature de l'Aleph ; l'autre, sur son nom. Ce dernier, comme on le sait, est celui de la première lettre de l'alphabet de la langue sacrée. Son application à mon histoire ne paraît pas fortuite. Pour la Cabale, cette lettre signifie le En Soph, la divinité illimitée et pure ; on a dit aussi qu'elle a la forme d'un homme qui montre le ciel et la terre, afin d'indiquer que le monde inférieur est le miroir et la carte du supérieur ; pour la Mengenlebre [faute dans le texte de Gallimard, collection L'imaginaire : il faut lire Mengenlehre, nom allemand de la « théorie des ensembles »], c'est le symbole des nombres transfinis, dans lesquels le tout n'est pas plus grand que l'une des parties. [...]

(« L'Aleph », 1949, in L'Aleph, trad. René L.-F. Durand)

Dans la conférence « La Kabbale » du recueil Conférences (1985) :

Pourquoi la Bible commence-t-elle par la lettre beith ? Parce que cette lettre initiale, en hébreu, doit dire la même chose que le b — l'initiale de bénédiction — et que le texte ne pouvait commencer par une lettre qui correspondît à une malédiction ; il devait commencer par une bénédiction. Beith : initiale hébraïque de braja qui signifie bénédiction.

(« La Kabbale », 1985, in Conférences, trad. Françoise Rosset)

On invente ensuite des équivalences entre les lettres. On traite l'Écriture comme s'il s'agissait d'une écriture chiffrée, cryptographique, et on invente diverses règles pour la lire. On peut en prenant chaque lettre de l'Écriture voir que cette lettre est l'initiale d'un autre mot et lire le sens de cet autre mot. Et ainsi de suite pour chacune des lettres du texte.

On peut aussi composer deux alphabets superposés : l'un qui va par exemple de l'a à l'l et l'autre de l'm au z ou aux lettres hébraïques correspondantes ; on considère que les lettres du haut équivalent à celles du bas. On peut aussi lire le texte boustrophedon, pour employer le mot grec, c'est-à-dire de droite à gauche. On peut également attribuer aux lettres une valeur numérique. Tout cela forme une cryptographie, tout cela peut être déchiffré et les résultats sont à prendre en considération puisqu'ils ont dû être prévus par l'intelligence de Dieu qui est infinie.

(Ibid.)


La thèse d'une Bibliothèque de Babel écrite en hébreu reste évidemment à raffiner et à critiquer. Quoi qu'il en soit, elle demeure pour l'instant séduisante, sinon suffisante. Parions que Borges, minimalement, l'aurait appréciée. Une dernière microénigme en terminant : que penser de l'épigraphe de la nouvelle ?

« By this art you may contemplate the variation of the 23 letters... »

The Anatomy of Melancholy, part. 2, sect. II, mem. IV.

L'avions-nous oublié ? Qu'est-ce que cette nouvelle quantité maintenant... 23 lettres ? ! Y a-t-il incohérence par-dessus incohérence ? Borges ne se décide-t-il pas entre 22, 23, 25... ? Ici encore, la solution de ce petit problème d'alphabet est à trouver dans une langue existante : le latin, plus précisément le latin classique, qui employait 23 (oui !) lettres. Les voici : ABCDEFGHIKLMNOPQRSTVXYZ ; pas de J, U, W, ajouts tardifs. C'est vraisemblablement au latin que le savant anglais Robert Burton pense en rédigeant son Anatomie de la mélancolie en 1621. Voici l'extrait complet, en langue originale anglaise :


By this means you may define ex ungue leonem, as the diverb is, by his thumb alone the bigness of Hercules, or the true dimensions of the great Colossus, Solomon's temple, and Domitian's amphitheatre out of a little part. By this art you may contemplate the variation of the twenty-three letters, which may be so infinitely varied, that the words complicated and deduced thence will not be contained within the compass of the firmament; ten words may be varied 40,320 several ways: by this art you may examine how many men may stand one by another in the whole superficies of the earth, some say 148,456,800,000,000, assignando singulis passum quadratum [assigning a square foot to each]; how many men, supposing all the world as habitable as France, as fruitful and so long-lived, may be born in 60,000 years; and so may you demonstrate with Archimedes how many sands the mass of the whole world might contain if all sandy, if you did but first know how much a small cube as big as a mustard-seed might hold; with inifinite such.

(Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, part 2, section 2, member 4, edited and with an Introduction by Holbrook Jackson, new Introduction by William H. Gass, New York Review Books, 2001)

Sur ce nom, bonne nuit ! Nous avons, je crois, alphabétiquement assez discouru. Puissent vos divagations nocturnes s'exprimer en antique langue hébraïque... C.R.S.

mercredi 19 août 2009

Un premier vidéo sur YouTube pour le Collectif !


Le Collectif de Babel est heureux de pouvoir présenter son tout premier vidéo, sa toute première communication à être envoyée sur la plateforme bien connue YouTube. Cliquez Play ici même ! Ou rendez-vous directement sur YouTube : http://www.youtube.com/watch?v=pSVK3_AkcHw (le vidéo) et http://www.youtube.com/user/collectifdebabel (« chaîne » du Collectif de Babel, où nous listerons tous nos futurs vidéos). Postez-nous vos commentaires, sur YouTube ou directement sur le site !

Le vidéo « Nombre de Babel » propose une introduction sommaire au premier projet du Collectif (numéroté Aleph 1) du même titre. Rappelons rapidement que le projet « Nombre de Babel » a pour objectif la lecture informatisée à l'intérieur d'un espace muséal et/ou interactif du nombre 25 à la puissance 1 312 000, soit le nombre exact de livres distincts dans la Bibliothèque de Babel imaginée par J.L. Borges. Pour tous les détails, voir ICI. Le vidéo s'efforce de présenter succinctement et clairement le projet : ses origines littéraires, ses bases conceptuelles, ses difficultés propres, ses stratégies. Il utilise comme trame sonore la lecture du nombre lui-même — du moins ses six premières minutes... (La lecture intégrale du nombre, dépendamment des conditions choisies, est censée durer entre trois semaines et plusieurs mois !) En arrière-fond, sous le texte, on a choisi de mettre une toile dynamique, qui rappelle le vieux parchemin et sur laquelle on verra s'imprimer progressivement deux ou trois spires florales...

Le vidéo ne représente qu'une introduction, dans tous les sens du terme (abord, accès, approche... mise en œuvre, mise en place, mise sur pied...). Un article complet est prévu pour accompagner le projet, en lequel ses créateurs (Charles Robert Simard et Alexandre F., co-initiateurs du Collectif) croient beaucoup. Cela va sans dire que le vidéo ne se substitue en rien à la réalisation éventuelle du projet, en musée ou sur la Toile.

Deux versions audios/vidéos distinctes du « Nombre de Babel » sont en train d'être réalisées, une en français et une en anglais, en plus de l'enregistrement (bilingue, encore une fois) du tout début et de la toute fin de la lecture du nombre. Le fruit de ce travail sera présenté à différents endroits du site du Collectif, ainsi que sur YouTube pour la portion vidéographique.

Je me permets de retranscrire ci-après le texte du vidéo. Certains trouveront plus facile de le parcourir ici que de le lire en vignette vidéographique. La matière est sans doute un peu dense par endroits, mais il ne faut surtout pas se décourager ! Le « nombre de Babel » n'est qu'un nombre, seulement plus grand qu'à l'habitude...

Projet א1

« Nombre de Babel »

(texte du vidéo http://www.youtube.com/watch?v=pSVK3_AkcHw)

Qu'est-ce que le « Nombre de Babel » ?

Ce que vous entendez actuellement est la lecture par voix informatisée d'une transcription exhaustive du nombre 25 à la puissance 1 312 000, baptisé « nombre de Babel ».

Ce nombre démesuré correspond au nombre de livres distincts contenus dans l'immense « Bibliothèque de Babel » imaginée par l'écrivain Jorge Luis Borges en 1941.

« L'univers (que d'autres nomment la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. [...] »

Jorge Luis Borges (1899-1986), « La Bibliothèque de Babel »

La présentation des livres de la Bibliothèque de Babel est toujours la même. Elle permet de conclure au nombre de Babel (25 puissance 1 312 000). Voici ces critères de présentation :

1) 410 pages par livre, 40 lignes par page, 80 caractères par ligne ;

2) Pour chaque livre, 25 caractères typographiques admis : 22 lettres et 3 signes de ponctuation, le point, la virgule et l'espace.

On a donc : 410 × 40 × 80 = 1 312 000 emplacements possibles pour les 25 caractères possibles

D'où l'on tire qu'il y a exactement 25 puissance 1 312 000 livres distincts possibles dans toute la Bibliothèque. CQFD.

Le calcul logarithmique permet de mieux imaginer le nombre de Babel :

25 exposant 1 312 000 10 exposant 1 834 097, soit 1 suivi de 1 834 097 zéros.

À peine imaginable, le nombre de Babel est beaucoup, beaucoup plus grand que le nombre de particules dans l'Univers. C'est toutefois un nombre fini, donc théoriquement nommable et transcriptible.

La transcription du nombre de Babel nécessite au moins deux choses :

1) la conception d'une procédure informatique capable de générer le nombre et les termes qui le désignent (chiffres de 0 à 9, puissances de 10, etc.) ;

2) l'adoption d'un « système lexicographique » capable de rendre compte des très grands nombres.

En 2009, le Collectif de Babel s'est attelé à la tâche.

Dans le cas d'une lecture traditionnelle en français (millions, milliards, billions, billiards... jusqu'aux décatilliards ou centilliards), l'ordre de grandeur du nombre de Babel (près de deux millions de chiffres !) nous force à utiliser un système « en boucles », employant toujours la même série de termes.

Le système traditionnel présente le désavantage d'être réitératif et de ne fournir aucune information sur la magnitude générale du nombre : impossible de dire si, pour un moment donné de la lecture, on se situe au début, au milieu ou à la fin de la série de ses chiffres.

De plus, il utilise un ordre cumulatif de préfixes qui allonge progressivement sa transcription : millions devenant vite duodécillions devenant vite quattuorquinquagintaquadringentillions... !

C'est pourquoi la présente lecture emploie un système « maison » de lecture, plus pratique, plus économique et plus logique.

Voici comment cela fonctionne :

a) Le nombre de Babel est divisé en groupes de trois chiffres, comme dans le système que nous connaissons : 123/456/789/etc. On obtient 611 366 triplets de chiffres, sans reste.

b) Chaque triplet de chiffres est associé à un préfixe latin fonctionnant en base 10 :

1 = uni-, 2 = duo-, 3 = tri-, 4 = quadri-, 5 = quin-, 6 = sex-, 7 = septen-, 8 = octo-, 9 = nona-

et 0 = sifri- (de l'arabe sifr, « vide », « zéro », le zéro n'étant pas une invention gréco-latine).

c) En plus de son ou ses préfixes, chaque triplet est également associé à un « radical » ou « suffixe » qui le complète :

1 = -unilliers, 2 = -duolliers, 3 = -trilliers, 4 = -quadrilliers, 5 = -quintilliers, 6 = -sextilliers, 7 = -septilliers, 8 = -octilliers, 9 = -nonilliers et 0 = -sifrilliers.

(En anglais, les suffixes en –iers deviennent suffixes en –ions, par souci d'euphonie, mais aussi en regard du système anglo-saxon de lecture qui emploie un autre type de succession : million, billion, trillion...)

d) Seul le tout dernier triplet d'un nombre ne reçoit ni préfixe ni suffixe. (Cet ajustement conserve une certaine incohérence du système traditionnel de lecture des nombres.) À l'intérieur de chaque triplet, les catégories usuelles restent inchangées : centaines (position 3), dizaines (position 2) et unités (position 1).

Exemple : en « nouvelle notation », le nombre 123 456 789 123 456 789 se lit

123 quintilliers 456 quadrilliers 789 trilliers 123 duolliers 456 unilliers 789.

Le nombre 123 456 789 123 456 789 123 456 789 123 456 789 123 456 789 123 456 789 se lit 123 uni-septilliers 456 uni-sextilliers 789 uni-quintilliers 123 uni-quadrilliers 456 uni-trilliers 789 uni-duolliers 123 uni-unilliers 456 uni-sifrilliers 789 nonilliers 123 octilliers 456 septilliers 789 sextilliers 123 quintilliers 456 quadrilliers 789 trilliers 123 duolliers 456 unilliers 789.

Les nouveaux préfixes employés permettent d'évaluer immédiatement la position du triplet dans toute la magnitude du nombre. Ainsi, pour « 123 uni-septilliers », on se représentera le nombre 123 suivi de 17 groupes de trois chiffres (UNO-SEPTilliers).

Pour « 456 septen-uni-duo-sifri-quintilliers », on se représentera le nombre 456 suivi de 71 205 groupes de trois chiffres. Et ainsi de suite !

C'est cette « notation nouvelle », non réitérative et pas trop proliférante, que vous entendez en ce moment. Le nombre commence par la série 195603991760133212910992218... et se termine logiquement, quelque 1 834 000 chiffres plus loin, par un multiple de 25 : ...859594404697418212890625.

« Nombre de Babel », premier projet du Collectif du même nom, se destine à une présentation muséale et peut être adapté à la fois comme œuvre multimédia et musicale. Selon la voix synthétique et le système lexicographique employés, une lecture unique du nombre de Babel dure entre 3 semaines et plusieurs mois.

Charles Robert Simard et Alexandre F.

© 2009, Collectif de Babel

Bon visionnement, et à bientôt, Bibliothécaires de Babel !


jeudi 13 août 2009

Un premier logo pour le Collectif !



Comment le trouvez-vous ? Voici le premier logo du Collectif de Babel que nous vous proposons. Il est une création de Chantal Poirier, formidable personne, étudiante à la maîtrise en sociologie à l'UQAM, mais surtout conjointe du présent rédacteur. (Les contacts, c'est important.) Les symbolismes, textuels, graphiques ou géométriques, y sont nombreux, mais l'ensemble demeure sans doute un peu cryptique. Je me permets donc quelques explications / quelques gloses :

— Le « texte », « graphème » ou « figure » centrale est probablement ce qui intrigue le plus. Il s'agit d'un « aleph » (א), la première lettre de l'alphabet hébreu et l'indice d'une sémantique chargée. La police utilisée est la très populaire Times New Roman, une police à très joli empattement (« serif » en anglais), surtout lorsqu'agrandie. Dans notre logo, l'aleph comporte un « indice » (indication numérique ou littérale qui sert à caractériser un signe, et placée le plus souvent en bas à droite : « an » se lit « a indice n »), une marque qui en précise la teneur. Il s'agit ici d'un bêta minuscule (β), seconde lettre de l'alphabet grec, historiquement très proche du b français (roman) ou anglais (germanique) auquel nous sommes accoutumés. La police employée ici (« Batang Regular », en italique) lui ajoute une texture et une inclinaison intéressantes. Son empattement tout en rondeurs suggère une sorte de délicatesse de propos, là où sans doute le radical en aleph procure à l'inverse force et stabilité, voire pesanteur.

Pourquoi avoir choisi ces symboles parmi tant d'autres possibilités typographiques et graphiques ? En premier lieu, l'aleph hébreu renvoie naturellement à l'écrivain Jorge Luis Borges, qui en a fait le titre d'une superbe nouvelle, la dernière d'un recueil éponyme (L'Aleph, 1949), et qui était familier avec ses échos à la fois profanes (mathématiques des infinis chez Georg Cantor) et sacrés (tradition kabbalistique... et cabalistique). Cette mention mérite une longue citation tirée de la nouvelle, qui l'explicitera davantage :

dans un angle de la cave il y avait un Aleph. Il précisa qu'un Aleph est l'un des points de l'espace qui contient tous les points. [...] Je fermai les yeux, les ouvris. Alors je vis l'Aleph. [...] À la partie inférieure de la marche, vers la droite, je vis une petite sphère aux couleurs chatoyantes, qui répandait un éclat presque insupportable. Je crus au début qu'elle tournait ; puis je compris que ce mouvement était une illusion produite par les spectacles vertigineux qu'elle renfermait. Le diamètre de l'Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l'espace cosmique était là, sans diminution de volume. Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l'univers. Je vis la mer populeuse, l'aube et le soir, les foules d'Amérique, une toile d'araignée argentée au centre d'une noire pyramide, un labyrinthe brisé (c'était Londres), je vis des yeux tout proches, interminables, qui s'observaient dans moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta, je vis dans une arrière-cour de la rue Soler les mêmes dalles que j'avais vues il y avait trente ans dans le vestibule d'une maison à Fray Bentos, je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de métal, de la vapeur d'eau, [...] la circulation de mon sang obscur, l'engrenage de l'amour et la transformation de la mort, je vis l'Aleph, sous tous les angles, je vis sur l'Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j'eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu'aucun homme n'a regardé : l'inconcevable univers.

[...]

[Post-scriptum du 1er mars 1953. —] Je veux ajouter deux remarques : l'une, sur la nature de l'Aleph ; l'autre, sur son nom. Ce dernier, comme on le sait, est celui de la première lettre de l'alphabet de la langue sacrée. Son application à mon histoire ne paraît pas fortuite. Pour la Cabale, cette lettre signifie le En Soph, la divinité illimitée et pure ; on a dit aussi qu'elle a la forme d'un homme qui montre le ciel et la terre, afin d'indiquer que le monde inférieur est le miroir et la carte du supérieur ; pour la Mengenlebre [faute dans le texte de Gallimard, collection L'imaginaire : il faut lire Mengenlehre, nom allemand de la « théorie des ensembles »], c'est le symbole des nombres transfinis, dans lesquels le tout n'est pas plus grand que l'une des parties. [...]

(« L'Aleph », 1949, in L'Aleph, trad. René L.-F. Durand)

Sorte d'intercesseur transcendantal, l'aleph conduit donc à travers l'écriture borgésienne à une sémiologie totalisante, à une divinisation de la position subjective et regardante. Il résume possibilités phénoménologiques et ontologiques, événements et principes du monde en un même mouvement giratoire, en une même connaissance et co-naissance simultanées. On peut le considérer comme une appropriation spécifiquement littéraire, parce que graphique et alphabétique, des notions d'infini(s) et d'infinité.

Précisons que dans les mathématiques de Georg Cantor (1845-1918) et dans la théorie des ensembles, les aleph (א), notion centrale, sont des « nombres cardinaux caractérisant la puissance d'un ensemble infini ». Aleph-zéro (א0) désigne le « nombre cardinal de l'ensemble des entiers naturels » ; aleph-un (א1), le « nombre cardinal de l'ensemble des nombres ordinaux dénombrables »... Pour plus d'informations sur le sujet, on consultera certains articles de Wikipédia (Aleph (nombre), Nombre transfini, Georg Cantor) ou de Wikipedia (Aleph number, Transfinite number, Georg Cantor), en plus du livre d'Amir D. Aczel The Mystery of the Aleph: Mathematics, the Kabbalah, and the Search for Infinity (Four Walls Eight Windows, 2000).

Quant au bêta minuscule (β), plus modeste, plus simple aussi, il n'a d'autre fonction (apparente) que de rappeler les multiples « B » de Babylone, de la Bibliothèque de Babel et des Bibliothécaires qui en longent les corridors. Bien entendu, il représente la suite logique du « A » de l'aleph, lettre-alpha de l'« alpha-bet » (α) — mot qui n'a d'autre étymologie que celle-ci : aleph, encore, en passant par la langue phénicienne.

— Le graphème א indice b est cerné autour par trois cintres hexagonaux, deux jaunes inscrits en « négatif », un marron suscrit en « positif ». L'hexagone global formé par ces enchâssements est ouvert à ses deux extrémités gauche et droite, rappelant par là les principes énoncés de la nouvelle : deux faces libres sur six et la présence d'escaliers tournoyant d'un ou des deux côtés libres de chaque hexagone. (Sur cette ambiguïté — 1 ou 2 escaliers par hexagone ? —, on ira consulter le chapitre 5 du livre de William Goldbloom Bloch, qui s'y consacre : « Geometry and Graph Theory: Ambiguity and Access », p. 93-106.) On peut également y imaginer la présence des deux petits cabinets : la chambrette « pour dormir debout » et la toilette.

Les petits carrés blancs qui perlent l'arrière-plan de l'hexagone marron ne sont qu'ajout esthétique. Ils ajoutent sans doute un peu d'irréel et de mystère (raisonnements cabalistiques...) à l'image finale !

— Finalement, les couleurs choisies — jaune, marron, en plus du noir et du blanc — propagent une atmosphère « papetière » et « encrière » indéniable : derrière tous les projets du Collectif de Babel, on trouvera une certaine matière scripturale, une écriture.

Envoyez des commentaires ! Peut-être le logo ne vous plaît-il pas du tout ? Nous aimerions beaucoup l'améliorer dans les prochaines années. Peut-être brûlez-vous de proposer le vôtre ? Allez-y !

Percevez-vous quelques significations telluriques qui nous auraient échappé ? Ajoutez-les ! D'une certaine façon, le logo échappe à la grande Bibliothèque de Babel : son « dessin » n'est pas compris textuellement dans aucun livre de ses multiples rayons... voilà une occurrence rare.

Bibliothécaires de Babel et simples visiteurs, à bientôt !


jeudi 23 juillet 2009

Le Collectif est lancé ! (et travaille fort...)

Voilà !
Depuis juin 2009, le Collectif de Babel s'affiche et se constitue dans tous les sens. Il ne manque plus que la participation enthousiaste de ses futurs membres, bibliothécaires-artistes et bibliothécaires-intellectuels du monde. Pour se renseigner sur nous, et sur les moyens d'une participation, naviguez un peu sur le présent site/blog : Présentation, Projets, Borges, Contact...

Parmi les préparatifs en cours et à venir du Collectif :

— la mise à jour et l'amélioration du présent site : textes de présentation, articles téléchargeables et documents audiovisuels, constitution d'une « Médiagraphie » pertinente, organisation d'un Forum électronique... ;

— le montage de vidéos YouTube, en français et en anglais, présentant le premier projet du Collectif (Aleph 1), intitulé « Nombre de Babel » ;

— le montage d'une présentation audiovisuelle qui sera soumise au prochain Pecha Kucha Montréal, un grand rassemblement bimensuel d'artistes, d'architectes, de professionnels et d'étudiants voué à la mise en commun de projets et à la rencontre des idées. Soirées uniques en leur genre, les Pecha Kucha (« le son de la conversation », en japonais) sont d'authentiques pouponnières de projets dynamiques et actuels. SOYEZ-Y ! Les Pecha Kucha de Montréal sont présentés chaque deux mois à la Société des Arts Technologiques (SAT) de Montréal, au 1195, boulevard Saint-Laurent ;

— la création d'un logo identifiant le Collectif ! Visible bientôt en haut de votre écran, il reprend la forme caractéristique des hexagones de la Bibliothèque, et tient en son centre une double figure évocative : l'Aleph, première lettre de l'alphabet hébreu, symbole de choix dans les mathématiques « transfinies » de Georg Cantor, et titre d'une célèbre autre nouvelle de Borges (imprimée dans le recueil du même nom). En guise d'indice, l'Aleph de notre logo porte un « B » texturé et italisé : il s'agit en fait d'un bêta minuscule, seconde lettre de l'alphabet grec, et qui suggère légèrement l'accumulation consonantique du mot « Babel ». « Aleph indice B », c'est une métaphore, parmi d'autres possibles, d'une infinité promise, vaguement cryptique et énigmatique...

À bientôt... (à tout de suite...)

dimanche 19 juillet 2009

Babylon - Mythos und Wahrheit au Musée Pergamon




« Babylone. Mythe et Réalité » : une vaste exposition a récemment fait le tour des plus grands musées de la planète. Deux volets spatiotemporels en formaient l'architecture conceptuelle : la Babylone historique et la Babylone mythique.

Louvre de Paris : 14 mars au 2 juin 2008
Pergamon de Berlin : 26 juin au 5 octobre 2008
British Museum de Londres : 13 novembre 2008 au 15 mars 2009

Voyez-vous mêmes :

Par ailleurs, différentes publications muséales retracent les principaux jalons de l'évolution. La plus belle est inconstestablement l'édition allemande en deux gros volumes, parue chez Hirmer.

Babylon: Mythos und Wahrheit (Hirmer Verlag, 2008)
Babylon: Myth and Reality (Irving Finkel & Michael Seymour, The British Museum, 2008)
Babylon: City of Wonders (Irving Finkel & Michael Seymour, The British Museum, 2008)
Babylone (Béatrice André-Salvini, Hazan, 2008)

Les sites Internet rendant compte de ces expositions sont nombreux, tant dans l'espace francophone qu'anglophone et germanophone.

samedi 11 juillet 2009

Démarrez un projet, grand ou petit !

Comment commencer...
Tous les artistes, professionnels, étudiants ou simples bibliophiles intéressés par l'un ou l'autre des aspects de la Bibliothèque de Babel sont invités à présenter un projet au sein du Collectif. (Pour des suggestions, des idées, des pistes thématiques selon chaque « discipline », voir la section des Projets.) Selon la nature et l'intérêt de la proposition, le Collectif s'efforce d'encourager son développement et de diffuser ses éventuels résultats.

DEUX façons de proposer un projet :

1) En envoyant un courriel détaillé à l'adresse du Collectif (vidéos et documents médiatiques bienvenus) :

collectifdebabel@gmail.com

2) En soumettant un message détaillé sur le Forum, dans la section « Soumission de projet ».

Chaque participant est libre de ses choix créatifs et de son degré d'implication. Le Collectif de Babel est un lieu de partage, non une entreprise ou une faction universitaire.

N'hésitez pas à proposer tout projet que vous jugez pertinent, et qui VOUS motive ! Le Collectif est encore jeune et a besoin de toutes les idées possibles.

Au plaisir de vous lire/voir/écouter/(?)... !
Le Collectif de Babel

Forum « Les Bibliothécaires de Babel »

« Les Bibliothécaires de Babel »
Forum de discussion et de soumission de projets opérationnel ! Pourquoi ne pas y jetez un coup d'œil ? Envoyez-nous un petit message quelque part :


Le Forum est babéliquement organisé par grandes disciplines et principales zones d'intérêt :

  • Littérature
  • Art conceptuel
  • Philosophie
  • Architecture et urbanisme
  • Multimédia et informatique
  • Mathématiques et Sciences pures et appliquées
  • Sciences et pratiques du langage : linguistique, traductologie, bibliothéconomie, lexicologie et lexicographie
  • Musique et arts visuels
  • Communication et sémiotique
et finalement :
  • Varia, divers, miscellanées... projets inusités !

Le Forum comprend également une section « Métacommunications », détaillant les Actualités du Collectif de Babel, régulièrement mises à jour, et quelques avis sur le forum de discussion lui-même.

Tous les intéressés sont encouragés à soumettre un projet ou à en discuter d'abord avec la communauté dans l'une ou l'autre des sections disciplinaires. La parole est à vous !

Le Collectif de Babel

Borges et la Bibliothèque de Babel

Ainsi commence, presque bibliquement, le puits-sans-fond conceptuel qu'est la nouvelle de Borges, « La Bibliothèque de Babel » :

« L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d'un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. À droite et à gauche du couloir il y a deux cabinets minuscules. L'un permet de dormir debout ; l'autre de satisfaire ses gros besoins. À proximité passe l'escalier en colimaçon, qui s'abîme et s'élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n'est pas infinie ; si elle l'était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l'infini et pour le promettre... Des sortes de fruits sphériques appelés lampes assurent l'éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante. [...] »
(« La Bibliothèque de Babel », 1941, in Fictions, trad. N. Ibarra revue par J.P. Bernés)

Les principaux thèmes de la nouvelle — finitude et infinité, éphémérité et éternité, mécanismes de la connaissance, intertextualité, raisonnements cabalistiques... — s'inspirent d'un texte précédent de Borges, intitulé « La Bibliothèque totale », publié en 1939 dans la revue argentine SUR.

« Certain examples that Aristotle attributes to Democritus and Leucippus clearly prefigurate it, but its belated inventor is Gustav Theodor Fechner, and its first exponent, Kurd Lasswitz. (Between Democritus of Abdera and Fechner of Leipzig flow—heavily ladden—almost twenty-four centuries of European history.) Its correspondences are well-knowned and varied: it is related to atomism and combinatory analysis, to typography and to chance. In his book The Race with the Tortoise (Berlin, 1919), Dr. Theodor Wolff suggests that it is a derivation from, or a parody of, Ramon Llull's thinking machines [...]. Lasswitz's basic idea is the same as Carroll's, but the elements of his game are the universal orthographic symbols, not the words of a language. [...] Lasswitz arrives at twenty-five symbols (twenty-two letters, the space, the period, the comma), whose recombinations and repetitions encompass everything possible to express in all languages. The totality of such variations would form a Total Library of astronomical size. Lasswitz urges mankind to construct that inhuman library, which chance would organize and which would eliminate intelligence. »
(« The Total Library », 1939, in Selected Non-Fictions, trad. Eliot Weinberger)

On trouvera aux emplacements suivants la transcription complète sur Internet de la nouvelle originale de Borges.

En espagnol : http://www.citerea.com.ar/ex-libris.htm

En français : http://zombre.free.fr/pages_indispensables/bibliotheque_babel.htm

En anglais : http://jubal.westnet.com/hyperdiscordia/library_of_babel.html

et en version audio anglaise : http://mpages.org/files/Jorge_Luis_Borges_-_library_of_babel.mp3

Le texte de la nouvelle apparaît dans le recueil Fictions en français (traduction de Nestor Ibarra, Gallimard, 1957, 1965 ; 1994 pour l'édition bilingue revue par Jean Pierre Bernés), Ficciones dans l'original espagnol (Emecé Editores, 1956, 1960 ; Rayo, 2008), Labyrinths, Selected Stories and Other Writings (New Directions, 1981) ou Collected Fictions (Penguin, 1999) en anglais, ou encore Die Bibliothek von Babel (Reclam, 1986) en allemand.

Le texte de son prédécesseur conceptuel, « La Bibliothèque totale » (1939), est disponible en anglais dans le recueil édité par Eliot Weinberger Selected Non-Fictions (Penguin Books, 1999), ainsi que dans l'édition française de la Bibliothèque de la Pléiade (J.P. Bernés, 1993, 1999).

Liens web et bibliographie

À VENIR ! Patience...

Projet א1 : « Nombre de Babel » (Charles Robert Simard et Alexandre F.)

Vidéo de présentation :



« Nombre de Babel » est le tout premier projet du Collectif. Il consiste en la lecture par reconnaissance électronique des caractères (en anglais « Text-to-Speech ») du nombre 25 à la puissance 1 312 000, soit le nombre exact de livres distinct dans la Bibliothèque de Babel. En effet, Borges fournit dans sa nouvelle les données qui permettent de conclure à ce nombre : 25 caractères admis (22 lettres, le point, la virgule et l'espace) et 1 312 000 emplacements possibles dans chaque livre (410 pages × 40 lignes × 80 caractères) donnent nécessairement 25 puissance 1 312 000 livres distincts possibles. Cette grandeur, humainement inimaginable, mais toutefois finie et symboliquement représentable, a nécessité pour être calculée, puis lue, une programmation originale utilisant le langage Python, ainsi que l'établissement d'un système néologique de lexicalisation des grands nombres. Le nombre emploie 1 834 098 chiffres, soit approximativement 700 pages de texte continu.

Le projet se destine à une présentation muséale, et peut être perçu à la fois comme œuvre multimédia et musicale. Selon la voix synthétique et le système lexicographique employés, une lecture unique du nombre de Babel prend entre 3 semaines et plusieurs mois.

Un article décrivant tout le projet, ainsi que plusieurs documents audiovisuels, sont en préparation.

Documents en format « pdf », autour du projet :