[Entendu qu'on ne pourrait engendrer une écriture qui ne fasse déjà corps avec la grande Bibliothèque, le présent article inaugure une série de courts textes détaillant ou commentant librement tel ou tel aspect de la nouvelle de Borges, ou des concepts qui la traversent. Je souhaiterais titrer ces extraits « Carnets de Babel », par affection pour ceux de da Vinci, et sans doute également pour leurs homologues valéryens (les 29 tomes et quelque 27 000 pages des Cahiers). C.R.S.]
Un critère étonne dans la nouvelle de Borges : l'emploi d'un alphabet de 22 lettres pour meubler les milliards de pages de la Bibliothèque. Vingt-deux et non vingt-six, nombre auquel se sont rangées bon nombre de langues indo-européennes quant à leur alphabet, comme le français, l'anglais, l'allemand, le néerlandais ou le portugais. Mais citons d'abord le texte de Borges où cette limite est stipulée, pour mieux nous rappeler les termes de l'opération :
Ces exemples permirent à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. Ce penseur observa que tous les livres, quelque divers qu'ils soient, comportent des éléments égaux : l'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet.
L'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet. Cela fait bien 25, vingt-cinq caractères typographiques admis dans toute la Bibliothèque de Babel, indépendamment de toute considération signifiante ou sémantique, voire même phonétique. Ce chiffre (est-il arbitraire ?) devient important dans tous ses développements subséquents, dont le plus manifeste et le plus impressionnant est sans doute l'établissement du « nombre de Babel », 25 à la puissance 1 312 000 (ou un peu plus de 10 à la puissance 1 834 097), soit le nombre exact de livres distincts dans toute la Bibliothèque — et il est entendu qu'il n'en existe pas deux identiques. Or, il s'agit là de développements et de calculs effectués par nous, ou par un hypothétique Bibliothécaire-Architecte (!), de façon a posteriori, c'est-à-dire une fois la quantité spéciale « 25 » trouvée et arrêtée, comme en manière de décret, d'axiome, de postulat. Comment et pourquoi Borges arrive-t-il à ce chiffre, et que peut en être la signifiance ? ou, mieux, l'origine ? Aucune réponse définitive ne nous semble permise, bien que plusieurs demi-solutions puissent être proposées. C'est ce qu'on tentera de faire ici en quelques paragraphes, suivant des intuitions personnelles.
La formule de Borges (« l'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet ») a quelque chose de bien lapidaire pour un locuteur/lecteur francophone, anglophone, lusophone ou germanophone, qui emploie normalement un alphabet de 26 lettres inspiré du latin et appris par cœur depuis la plus tendre enfance : ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ. Chez le lecteur hispanophone, lisant la nouvelle dans sa version originale — le chanceux ! —, un alphabet restreint à 22 lettres doit procurer le même étonnement. En effet, l'alphabet espagnol comptait jusqu'à tout récemment 29 (!) lettres sonnantes et trébuchantes : les mêmes éléments que le nôtre, augmenté de deux digrammes (ll et ch, dits « elle » ou « doble ele » et « che ») et d'une lettre surnuméraire coiffée d'un diacritique appelé « tilde » ou « virgulilla » (ñ, dit « eñ » ou « n tildé »). Depuis une réglementation de 1994 par la Real Academia Española de Madrid (plus ou moins l'équivalent de l'Académie française pour les pays hispanophones en terme de norme linguistique), l'alphabet officiel espagnol a été ramené à 27 lettres, soit les 26 lettres latines habituelles, plus le fameux eñe. Le lecteur arabe n'a guère plus de chance : son alphabet fait 28 lettres — bien différentes des lettres latines, il est vrai. Le grec moderne ? 24 lettres. Le russe ? 33 lettres (après 1918). L'espéranto ? 28 lettres... Il semble que quel que soit l'alphabet que l'on consulte, à une époque ou une autre de son développement historique, il nous apparaisse toujours trop généreux de ses lettres, et difficilement recevable aux critères rédactionnels sévères de Borges, aux postulats combinatoires plus sévères encore de la Bibliothèque.
Faut-il comprendre de cet alphabet borgésien aussi cryptique que laconique qu'il n'est qu'une version phonétique simplifiée de la nomenclature habituelle ? et que pour arriver à sa limite de 22 lettres il n'aurait fait que retrancher à l'alphabet latin moderne les quelques éléments (quatre, très exactement, mais lesquels ?) qu'il jugerait superflus ou inessentiels ? La chose est possible et se laisse rapidement entrevoir : la quasi-totalité des alphabets de langues vivantes employés sur la Terre ne constituent pas des collections strictement logiques et économiques. Si les alphabets étaient des nomenclatures purement rationnelles et opératoires, on n'y retrouverait pas de si nombreux doublets et, qui plus est, de si nombreuses omissions ! Grand désordre phonétique, demi-victoire d'une normalisation a postériorique, notre alphabet français, par exemple, accumule les lettres dont les traductions sonores se dédoublent et se redoublent : les lettres k, q et c (placé avant a, o, u) font toutes le son [k], les lettres s et c font plus d'une fois sur deux [s], les lettres s et z en d'autres occasions font [z], les lettres j et g devant certaines voyelles font toutes deux [ʒ] (comme dans « jouet » ou « girafe »), ce à quoi il faut ajouter la confusion phonétique fréquente entre différentes accentuations, par exemple è et ê produisant toutes deux le son [ɛ]. Le phénomène « inverse » est également vrai : notre alphabet français, lui comme les autres, ne fournit pas une lettre individuelle pour chaque son présent dans notre langue. De très nombreux sons uniques nécessitent l'emploi de deux, voire de trois lettres différentes : les sons [ʃ] (ch), [ɲ] (gn), [u] (ou) ou [ø] (eu dans « feu »). Il n'empêche pas la multiplication des formations possibles pour un seul son, tels o, au, eau, eault faisant toutes [o]. Il ne rend pas compte non plus du nombre plausible de voyelles en français, seize !, et du nombre plausible de consonnes, dix-neuf (ces chiffres varient un peu suivant les auteurs et leurs classifications), auxquelles l'alphabet phonétique ajoute trois « semi-voyelles ou semi-consonnes » ([j] dans « yeux », « lieu », [ɥ] dans « huile », « lui », [w] dans « oui », « Louis »). Enfin, il n'excepte pas certaines bizarreries, comme le x, alternativement [ks] (« taxi »), [gz] (« examen »), [s] (« soixante ») et [z] (« dixième »)... Quel fatras ! Quelle mésentente de fond entre phonétique et systématique, entre historicité et exhaustivité ! Le constat est clair : les alphabets de langues vivantes sont des entités historiques et culturelles, susceptibles de multiples évolutions... et de nombreuses incohérences — sur le plan strictement rationnel du moins.
Les alphabets n'étant plus reconnus comme des structures logiques mais comme des agrégats historiquement et culturellement normalisés — il est du reste probable que leur évolution se poursuive —, il nous est sans doute permis de considérer d'éventuelles censures qui ramèneraient notre alphabet babélien au chiffre de 22 lettres, suivant notre projet de départ. Dans une perspective francophone, par exemple, nous pourrions choisir, partialement bien sûr, d'éliminer quatre des lettres suivantes, inessentielles d'un point de vue strictement phonétique : le q, le k, tous deux remplacés par un c à valeur de [k], le y, remplacé par i ou encore ll, le x, le w, et sans doute aussi le h, peu prononcé en français, même lorsqu'il est aspiré. On voit dès lors que la chose est possible : de 26 nous voici à 22 lettres, alphabet « babélien », peut-être pas l'authentique, mais le réglementaire. Le jeu de la réduction est sans doute possible dans plusieurs autres langues. Il est probable que certaines éprouvent du mal à poursuivre la cure amaigrissante jusqu'à 22 kilos... lettres, pardon. Mais en jouant le jeu des digrammes ou trigrammes (plus d'une lettre faisant un son unique), ou encore en modifiant un peu les conventions phonétiques (doubles ou triples rôles accordés à une seule lettre, selon sa proximité avec d'autres lettres...), tout système alphabétique se laisse passablement modeler et altérer. En d'autres mots : tout alphabet abrite en ses règles mêmes la possibilité de lectures différentes. Dans le contexte de la Bibliothèque de Babel, nous pouvons choisir de mettre à profit ses possibilités — une propension permise par le simple fait que tout n'est pas dit dans le texte, et que sans un peu d'imagination c'est toute compréhension qui pourrait nous être refusée.
Appelons cette première interprétation ou première « stratégie » de lecture du texte de Borges la stratégie « soustractive » ou « réductrice » — à condition d'entendre ces qualificatifs au sens propre. De toute évidence, elle est fonctionnelle : sélectionnez (ou inventez) un alphabet quelconque, puis réduisez/augmentez le nombre de ses symboles phonétiques à 22. C'est en quelque sorte le mécanisme réel de la constitution de nos alphabets, mais à l'envers. Cette option est peut-être, après tout, celle en qui Borges avait placé toute sa confiance dès le départ. Le temps est venu de citer un passage important du texte préfigurateur « La Bibliothèque totale », publié deux ans avant « La Bibliothèque de Babel » en 1939 dans la revue argentine SUR, passage qui semblera fournir quelques réponses tardives à notre question et que l'on regrettera peut-être de n'avoir pas lu plus tôt.
Lasswitz's basic idea is the same as Carroll's, but the elements of his game are the universal orthographic symbols, not the words of a language. The number of such elements—letters, spaces, brackets, suspension marks, numbers—is reduced and can be reduced even further. The alphabet could relinquish the q (which is completely superfluous), the x (which is an abreviation), and all the capital letters. It could eliminate the algorithms in the decimal system of numeration or reduce them to two, as in Leibniz's binary notion. It could limit punctuation to the comma and the period. There would be no accents, as in Latin. By means of similar simplifications, Lasswitz arrives at twenty-five symbols (twenty-two letters, the space, the period, the comma), whose recombinations and repetitions encompass everything possible to express in all languages. The totality of such variations would form a Total Library of astronomical size. Lasswitz urges mankind to construct that inhuman library, which chance would organize and which would eliminate intelligence.
(Source : J.L. Borges, « The Total Library », 1939, in Selected Non-Fictions, trad. Eliot Weinberger)
C'est bien sûr le modèle « soustractif » ou « réducteur » qui est ici promu. Borges l'associe à la plume d'un certain « Lasswitz » dont il convient de parler quelque peu. Kurd Laßwitz (attention à la graphie correcte : Laßwitz, avec le « Eszett » allemand), né en 1848 et mort en 1910 en Allemagne, est un mathématicien et physicien de formation, auteur d'ouvrages de physique et de critique kantienne, mais dont le travail « parascolaire » d'écrivain est souvent considéré comme l'origine des premiers textes germanophones de science-fiction. Il existe d'ailleurs un « Kurd-Laßwitz-Preis » depuis 1981, qui récompense des auteurs de science-fiction d'expression allemande. Une des nouvelles les plus connues de Laßwitz (mais dont je ne crois pas qu'elle ait été traduite en français...) s'intitule « Die Universalbibliothek » (« La Bibliothèque universelle ») et représente une source majeure du texte borgésien... ainsi que du concept de « bibliothèque totale » lui-même. La nouvelle imagine un dialogue entre un certain Professeur Wallhausen et son acolyte (sorte de docteur Watson) l'éditeur Max Burkel, où le premier expose à l'autre le principe et les possibilités premières d'une « bibliothèque universelle » — mathématiquement quantifiable, du reste, comme l'est la nôtre. Voici un extrait en anglais de la nouvelle, où l'on retrouvera de claires similitudes, une intertextualité flagrante avec le texte de Borges.
"You say that everything will be in the library? The complete works of Goethe? The Bible? The works of all the classical philosophers?" [Professor Wallhausen's companion, the magazine editor Max Burkel, asked.] "Yes, and with all the variations in wording nobody has thought up yet. You'll find the lost works of Tacitus and their translations into all living and dead languages. Furthermore, all of my and my friend Burkel's future works, all forgotten and still undelivered speeches in all parliaments, the official version of the Universal Declaration of Peace, the history of all the subsequent wars..."
"I'm going to subscribe right now," Burkel exclaimed. "This will furnish me with all the future volumes of my magazine; I won't have to read manuscripts any more!" [Professor Wallhausen decided to calculate how many volumes (a large but finite number) the universal library would have to contain.] "'Will you — ' he turned to his daughter — 'hand me a sheet of paper and a pencil from my desk?'" Max Burkel added, "Bring the logarithm table too." [After a few minutes Wallhausen had the result, and wrote it down: 10^2,000,000.] "You make your life easy," remarked Mrs. Wallhausen. "Why don't you write it down in the normal manner?" "Not me. This would take me at least two weeks, without time out for food and sleep. If you printed that figure, it would be a little over two miles long." "What is the name of that figure?" the daughter wanted to know. "It has no name," Wallhausen replied.
(Source électronique : George Dyson, « The Universal Library », http://www.edge.org/3rd_culture/dyson2.05/dyson2.05_index.html [30 novembre 2005] ; il s'agit d'un rendu du texte allemand, la traduction n'est pas fidèle. Mieux vaut consulter l'original allemand, si possible, sur Projekt Gutenberg-DE : http://gutenberg.spiegel.de/?id=5&xid=1560&kapitel=1#gb_found, ou encore la traduction anglaise partiellement disponible sur Google Books : http://books.google.ca/books?id=UK8UJLpA3SgC&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_navlinks_s#v=onepage&q=&f=false, p. 237-243, p. 238 et 239 manquantes. Cette numérisation provient d'une anthologie de Clifton Fadiman intitulée Fantasia Mathematica: Being a set of stories together with a group of oddments and diversions, all drawn from the universe of mathematics, Springer, 1997, disponible sur Amazon.ca : http://www.amazon.ca/Fantasia-Mathematica-Clifton-Fadiman/dp/0387949313/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1253806775&sr=1-1. Toutes mes excuses pour cette longue précision bibliographi[li]que...)
La généalogie entre le texte de Laßwitz et celui de Borges est évidente, et fait l'objet d'une confession en bonne et due forme dans cet autre texte de Borges, « La Bibliothèque totale ». On y retrouve la même idée selon laquelle avec un nombre restreint de caractères (25 chez Borges, 100 chez Laßwitz) il serait mathématiquement, mais non physiquement !, possible d'engendrer toute la littérature potentielle, tous les sens imaginables et exprimables par langage typographique. Y est exprimé le même désir fou de retrouver dans cette bibliothèque aux dimensions transcosmiques les classiques perdus ou non réalisés, passés et futurs : la Bible, la série des Œuvres complètes, les parchemins perdus, les grandes œuvres à venir, les petites aussi... Même la dernière phrase de la nouvelle de Laßwitz fait l'objet d'un emprunt flagrant dans celle de Borges. Voyez plutôt :
Professeur Wallhausen : « "All right. I'll write it down for you. But I'm telling you right now that your readers will conclude that this is an excerpt from one of the superflous volumes of the Universal Library." » / Bibliothécaire-narrateur dans le récit borgésien : « Parler, c'est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que j'écris existe déjà dans l'un des trente volumes des cinq étagères de l'un des innombrables hexagones — et sa réfutation aussi. »
Ce que cette dernière idée exprime, c'est l'essentielle « autoréflexivité », ou encore « métatextualité », de toute entreprise textuelle babélienne. « Parler, c'est tomber dans la tautologie », c'est-à-dire que notre propre créativité textuelle, langagière, signifiante sera toujours annulée, absorbée (négativement) et comprise, permise (positivement) par la Créativité générale de la Bibliohèque, qui est une totalité autogérée. Il ne s'agit donc plus de créer le sens, mais de le (de se) citer. Cette conclusion comprend à la fois un versant positif et négatif, celui d'une intertextualité joueuse (« Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. Tous les hommes se sentirent maîtres d'un trésor intact et secret. ») et celui d'un plagiat éternel (« La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes... »). La Bibliothèque est à la fois fermée et ouverte, elle permet autant qu'elle contraint. C'est là la tragi-comédie de ceux qui y vivent (Nous).
Le scénario que nous avons qualifié de « soustractif » ou de « réducteur » en réponse à la question de l'identité alphabétique de Babel apparaît sans doute comme le plus plausible à la lumière des explicitations laßwitziennes et borgésiennes. En existe-t-il un autre ? Je crois que oui, et c'est en fait tout ce à quoi le présent article souhaitait venir ! Ne suffirait-il pas de trouver un alphabet véritable constitué de 22 lettres, pas une de plus et pas une de moins, pour émettre l'hypothèse que la Bibliothèque babélienne puisse l'employer pour ses trilliards de publications ? Cet alphabet existe-t-il dans l'histoire humaine, sans que l'on soit obligé d'y trouver des retranchements ou des additions néologiques, néo« grammatiques » ? Bien sûr ! et il n'est pas besoin d'aller le chercher bien loin : l'alphabet hébreu, un des plus anciens, comprend exactement 22 lettres, et des plus typographiquement jolies :
ג ד ה ו ז ח ט י כ ל מ נ ס ע פ צ ק ר ש ת ב א
Ce sont 22 consonnes, les voyelles hébraïques étant aujourd'hui indiquées par des signes diacritiques (on ne s'en servait pas à l'origine : l'usage assurait l'emploi). La fascination de Borges pour l'hébreu, son alphabet, son antique culture et littérature était telle que j'estime tout à fait fondé de prétendre que
les milliards de livres que contient la Bibliothèque de Babel sont écrits en hébreu
— du moins en lettres hébraïques, ponctuées ici et là de points, de virgules et d'espaces. Je dis qu'il n'est pas trop hardi de croire qu'une page de la grande Bibliothèque puisse se présenter à peu près ainsi :
ברווזן או פלטיפוס בלעז שם מדעי הוא ייחודי בעל ומטיל המשתייך למשפחת הברווזניים שהוא המין והסוג היחידי בו. הברווזן הוא בין ה המיוחדים בעולם הוא שייך לסדרת שכיום רק הוא ו נמנים בה. בני משפחה אלה מטילים ביצים במקום להמליט גורים, וטמפרטורת הגוף שלהם נמוכה בהרבה משאר היונקים. הברווזן חי ב וסביבתה בלבד. הברווזן נתגלה לראשונה בשנת על ידי מספר ששהו באוסטרליה. המושל השני של, קפטן, שלח ל חתיכת עור של ברווזן ורישום בדמותו. בתחילה המדענים הבריטיים היו בטוחים כי מדובר במתיחה. כך למשל, אנגלי, פרסם את התיאור הראשון של בעל החיים הייחודי בכתב העת בשנת, ובו טען כי קשה שלא להטיל ספק באמינות הגילוי. גם האמין כי ייתכן ומדובר ב שהוכן בידי מספר. גופו של הברווזן נראה כגופה של חיה דמוית שנתפר לה מקור של. שאו אף ניסה לבדוק השערה זו, ובעזרת מספרים ניסה למצוא תפרים בגוף הברווזן. שמו האנגלי של הברווזן, נגזר מן המילים ה בתעתיק פלאטיס, כלומר רחב ושטוח בתעתיק פוס, כלומר כףרגל, ויחד כף רגל שטוחה. שאו בחר בשם להיות השם המדעי החדש של בעל החיים שהתגלה זה עתה, אך במהירה התברר כי שם הסוג כבר תפוס על ידי סוג של. הרופא ה קיבל ברווזן מהחוקר הטבע ההאנגלי. בלומנבאך העניק לו את השם המדעי. עם זאת, כללי הנומנקלטורה הזואולוגית מעניקים עדיפות לקדימות כרונולוגית הפעם של שאו, ולכן מאוחר יותר שמו המדעי של המין נקבע להיות. שם הסוג נגזר מן המילה היוונית בתעתיק אורניתורינקוס, כלומר מקור ציפור, והשם הספציפי של המין משמעו ב דמויברווז. גופו של מן
Et cætera. Si nos réflexes lectoriels francophones, anglophones ou hispanophones sont probablement désarmés par cette nouvelle graphie, nouveau lexique grammatique, nouveau sens de lecture (de droite à gauche, comme pour l'arabe), bref nouvel aspect de la nouvelle de Borges, cette dernière ne perd avec sa translation vers l'hébreu aucune de ses facultés précédentes : son omnitraductibilité (la Bible ou les Essais de Montaigne ne souffrent pas à être transcrites en caractères hébraïques...), sa constance (on retrouve toujours dans le moindre volume 80 caractères par ligne pour 40 lignes par page pour 410 pages par livre...), son autoréflexivité (la nouvelle elle-même de Borges peut fort bien apparaître « en hébreu » dans l'original présumé) et ainsi de suite.
La Bibliothèque de Babel en hébreu, POURQUOI PAS ? ! À preuve, je rappelle finalement quelques passages de l'écriture de Borges pour nous convaincre de l'« hébraïcophilie » de l'auteur, et de la possibilité d'un imaginaire spécifiquement hébraïque, alpha – bétique (α - β)... aleph – bethique (א - ת) de la Bibliothèque.
Dans la nouvelle « L'Aleph » du recueil du même nom :
Je veux ajouter deux remarques : l'une, sur la nature de l'Aleph ; l'autre, sur son nom. Ce dernier, comme on le sait, est celui de la première lettre de l'alphabet de la langue sacrée. Son application à mon histoire ne paraît pas fortuite. Pour la Cabale, cette lettre signifie le En Soph, la divinité illimitée et pure ; on a dit aussi qu'elle a la forme d'un homme qui montre le ciel et la terre, afin d'indiquer que le monde inférieur est le miroir et la carte du supérieur ; pour la Mengenlebre [faute dans le texte de Gallimard, collection L'imaginaire : il faut lire Mengenlehre, nom allemand de la « théorie des ensembles »], c'est le symbole des nombres transfinis, dans lesquels le tout n'est pas plus grand que l'une des parties. [...]
(« L'Aleph », 1949, in L'Aleph, trad. René L.-F. Durand)
Dans la conférence « La Kabbale » du recueil Conférences (1985) :
Pourquoi la Bible commence-t-elle par la lettre beith ? Parce que cette lettre initiale, en hébreu, doit dire la même chose que le b — l'initiale de bénédiction — et que le texte ne pouvait commencer par une lettre qui correspondît à une malédiction ; il devait commencer par une bénédiction. Beith : initiale hébraïque de braja qui signifie bénédiction.
(« La Kabbale », 1985, in Conférences, trad. Françoise Rosset)
On invente ensuite des équivalences entre les lettres. On traite l'Écriture comme s'il s'agissait d'une écriture chiffrée, cryptographique, et on invente diverses règles pour la lire. On peut en prenant chaque lettre de l'Écriture voir que cette lettre est l'initiale d'un autre mot et lire le sens de cet autre mot. Et ainsi de suite pour chacune des lettres du texte.
On peut aussi composer deux alphabets superposés : l'un qui va par exemple de l'a à l'l et l'autre de l'm au z ou aux lettres hébraïques correspondantes ; on considère que les lettres du haut équivalent à celles du bas. On peut aussi lire le texte boustrophedon, pour employer le mot grec, c'est-à-dire de droite à gauche. On peut également attribuer aux lettres une valeur numérique. Tout cela forme une cryptographie, tout cela peut être déchiffré et les résultats sont à prendre en considération puisqu'ils ont dû être prévus par l'intelligence de Dieu qui est infinie.
(Ibid.)
La thèse d'une Bibliothèque de Babel écrite en hébreu reste évidemment à raffiner et à critiquer. Quoi qu'il en soit, elle demeure pour l'instant séduisante, sinon suffisante. Parions que Borges, minimalement, l'aurait appréciée. Une dernière microénigme en terminant : que penser de l'épigraphe de la nouvelle ?
« By this art you may contemplate the variation of the 23 letters... »
The Anatomy of Melancholy, part. 2, sect. II, mem. IV.
L'avions-nous oublié ? Qu'est-ce que cette nouvelle quantité maintenant... 23 lettres ? ! Y a-t-il incohérence par-dessus incohérence ? Borges ne se décide-t-il pas entre 22, 23, 25... ? Ici encore, la solution de ce petit problème d'alphabet est à trouver dans une langue existante : le latin, plus précisément le latin classique, qui employait 23 (oui !) lettres. Les voici : ABCDEFGHIKLMNOPQRSTVXYZ ; pas de J, U, W, ajouts tardifs. C'est vraisemblablement au latin que le savant anglais Robert Burton pense en rédigeant son Anatomie de la mélancolie en 1621. Voici l'extrait complet, en langue originale anglaise :
By this means you may define ex ungue leonem, as the diverb is, by his thumb alone the bigness of Hercules, or the true dimensions of the great Colossus, Solomon's temple, and Domitian's amphitheatre out of a little part. By this art you may contemplate the variation of the twenty-three letters, which may be so infinitely varied, that the words complicated and deduced thence will not be contained within the compass of the firmament; ten words may be varied 40,320 several ways: by this art you may examine how many men may stand one by another in the whole superficies of the earth, some say 148,456,800,000,000, assignando singulis passum quadratum [assigning a square foot to each]; how many men, supposing all the world as habitable as France, as fruitful and so long-lived, may be born in 60,000 years; and so may you demonstrate with Archimedes how many sands the mass of the whole world might contain if all sandy, if you did but first know how much a small cube as big as a mustard-seed might hold; with inifinite such.
(Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, part 2, section 2, member 4, edited and with an Introduction by Holbrook Jackson, new Introduction by William H. Gass, New York Review Books, 2001)
Sur ce nom, bonne nuit ! Nous avons, je crois, alphabétiquement assez discouru. Puissent vos divagations nocturnes s'exprimer en antique langue hébraïque... C.R.S.